mercredi 3 avril 2013

Un texte de R. Vaneigem


Un texte inédit offert à Bruxelles re-belle par Raoul Vaneigem :


Au nombre des villes défigurées par les urbanistes, par les architectes et par les hommes politiques à la solde des mafias immobilières, Bruxelles occupe une place si prépondérante qu’elle lui a valu le triste privilège d’inspirer le verbe peu flatteur : « bruxelliser ».
Le langage populaire bruxellois nous avait pourtant mis en garde avec ce « vuil architek » qui faisait d’architecte une insulte particulièrement infamante. Les ravages du lobby immobilier ont transformé en une ville sinistrée ce joyau des siècles passés. Destruction du pittoresque Mont des arts, de l’estaminet des arbalétriers, datant du XVI siècle, de la maison du peuple et de la plupart des immeubles construits par Horta, pour laisser place à des chancres de béton qui prêtent au panorama de la ville une allure d’hôpital. À quoi s’ajoute une incongruité qu’aucune association des droits de l’homme n’a encore entrepris d’éradiquer : Bruxelles est la seule vie qui conserve des statues et des noms de rue célébrant la mémoire d’un criminel notoire, le roi Léopold II, responsable de la mort d’un million d’êtres humains, victimes du « caoutchouc rouge. »
Fort heureusement, une bonne vingtaine de magnifiques bistros, tavernes, estaminets, aux bières artisanales généreuses, offrent à la rêverie ces aménagements que l’on taxe d’utopiques jusqu’au jour où ils poussent comme un arbre au milieu des ruines.
Changer en un palais des fêtes ce ridicule palais de justice dont l’arrogance a détruit le quartier des Marolles, faire des églises de luxueux et gastronomiques restaurants du cœur, laisser à la créativité de chacun le loisir de décorer les façades, d’orner les rues de sculptures et d’œuvres d’art, récupérer les banques, que le krach financier imminent va désaffecter, pour y installer des ateliers créatifs au bénéfice, entre autres, des chômeurs et des sans-papiers, décréter la gratuité des transports, des soins médicaux, de l’enseignement, des spectacles culturels, supprimer graduellement les prisons, bannir la pollution pétrolière... Mais c’est moins d’une versification laborieuse de projets que nous avons besoin que de la poésie qui manque si cruellement à tant d’existences privées de vraie vie ; une poésie sans laquelle toute ville est vouée à devenir ce qu’elle est déjà pour une large part, un cimetière conçu par les bureaucrates et pour les bureaucrates.

Raoul Vaneigem

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